Ici, on
guérit la douleur Dans cette clinique de Montréal, des centaines de patients retrouvent le sourire PAR ALISON RAMSEY Mardi 6 décembre 2005 Cest en larmes que Marilyn Bard raconte son histoire au Centre de la douleur chronique McGill de lHôpital général de Montréal. Cette grand-mère de 60 ans souffre le martyre depuis des années. Etendre le linge suffit à déclencher une douleur aiguë le long de ses bras. Son cou et sa tête sont parcourus délancements dune violence inouïe. Son médecin a beau lui affirmer quelle na rien, elle est convaincue du contraire le jour où elle nest même plus capable de soulever son petit-fils nouveau-né. Elle consulte un deuxième, puis un troisième médecin. Finalement, le diagnostic tombe: polyarthrite rhumatoïde, arthrite psoriasique, fibromyalgie et névralgie occipitale. Elle subit deux opérations successives, au cours desquelles on lui enlève certains nerfs situés à larrière de la tête, dans lespoir de réduire ses névralgies. Mais son cou recommence bientôt à lui faire mal, et ses douleurs articulaires résistent aux injections de cortisone et aux analgésiques. Une telle souffrance laisse des traces. «Je ressemblais à ma grand-mère!» dit Marilyn Bard. Pis encore, après 19 ans de mariage, elle risque de perdre son conjoint, qui estime quelle ne fait pas assez defforts pour surmonter sa douleur et partager les tâches domestiques. En 1999, son neurologue la convainc daller au Centre de la douleur chronique McGill (ainsi nommé par-ce quil est rattaché au Centre universitaire de santé McGill). Depuis sa fondation, en 1974, par Ronald Melzack, Joseph Stratford et Mary Ellen Jeans, cette clinique a soigné avec succès des centaines de patients. Sans grand espoir, Marilyn sengage dans une thérapie de groupe. Là, pour la première fois, elle parle à des gens qui comprennent sa souffrance et lui proposent des moyens de la réduire. A sa grande surprise, elle commence tout de suite à se sentir mieux. Et le progrès est durable. Elle apprend à se détendre en relaxant successivement toutes les parties de son corps, des orteils au visage, et on lui prescrit des analgésiques plus efficaces. A son arrivée, sur une échelle de la douleur allant de 1 à 10, elle se classait à 9. Maintenant, elle descend parfois sous le 1. «Il ny a pas longtemps, dit-elle, jai rendu visite à mes petits-enfants, à Calgary. Jai pu les prendre et les faire sauter dans mes bras, courir avec eux, des choses que je navais jamais faites.»
Le problème de la douleur passionne ce psychologue depuis lépoque où, jeune étudiant, il préparait un doctorat à lUniversité McGill. Son diplôme en poche, il passe trois ans dans une clinique de la douleur de lOregon. Cest là quil élabore son fameux Questionnaire sur la douleur, en puisant dans le vocabulaire particulièrement riche dune de ses premières patientes qui, amputée de la jambe gauche, souffrait de douleurs fantômes. Utilisé maintenant dans le monde entier, son questionnaire permet dévaluer lintensité de la douleur perçue par un patient. Après lOregon, Ronald Melzack entreprend un voyage détudes de deux ans en Europe, avant daccepter une invitation de lInstitut de technologie du Massachusetts (MIT), où il rencontre le physiologiste Patrick Wall. Ensemble, les deux hommes élaborent la théorie du «portillon», qui révolutionne des croyances vieilles de 300 ans. The Gate Control Theory (La théorie du passage contrôlé de la douleur), publié en 1965, montre comment, à différents niveaux de la colonne vertébrale, les nerfs laissent passer librement les perceptions douloureuses ou, au contraire, les diminuent sensiblement. Selon les deux scientifiques, nos pensées, nos attentes, le conditionnement culturel ou des stimuli extérieurs comme frotter lendroit où lon a mal peuvent réduire la sensation de douleur. De retour à Montréal, Ronald Melzack recrute des spécialistes en anesthésiologie, en neurochirurgie, en psychologie et en soins infirmiers, et fonde le Centre de la douleur, où les traitements reposent sur une approche multidisciplinaire. Tous partagent la même conviction : la douleur ressentie par le patient est réelle.
Elle retourne chez elle le cou maintenu dans un collet et, au bout de deux semaines, ne se ressent plus de laccident, à lexception de quelques picotements dans le bout des doigts. Puis, trois ans plus tard, une douleur insupportable envahit soudainement ses deux bras. On diagnostique une ténosynovite (inflammation des tendons et de la gaine synoviale), mais les lectures de Catherine la persuadent que ce nest pas de cela quelle souffre. Après des mois de douleurs impossibles à calmer, elle passe finalement un examen dimagerie par résonance magnétique et découvre que son ancien accident lui a infligé une blessure permanente à la moelle épinière. Une intervention chirurgicale peut améliorer son état ou la laisser quadriplégique. Elle décide de prendre le risque, mais déprimée, bourrée de morphine et dantidépresseurs, elle na plus envie de sortir ni de faire quoi que ce soit. En attendant lopération, son médecin de famille ladresse au Centre McGill. Là, elle raconte laccident quelle a subi et décrit les traitements jusquici inefficaces quon lui a prescrits. Le centre décide de laider. Elle apprend à mieux salimenter et à se relaxer à laide de techniques spéciales. La thérapie de groupe lui enseigne quelle peut réduire lintensité de sa douleur à condition de ne pas rester au lit et de pratiquer quotidiennement une activité physique, aussi légère soit-elle. Les médecins essaient différentes combinaisons de médicaments pour la soulager. Bref, latmosphère attentive et chaleureuse du centre lui assure un soutien tout au long de son cheminement. «Cest vous qui en savez le plus, résume Krista Brecht, une spécialiste en soins infirmiers et en douleur chronique. Vous nous arrivez avec une foule didées qui peuvent se révéler utiles, comme ce professeur qui a trouvé un truc pour se servir couché dun ordinateur, parce que la position assise lui était trop douloureuse. Nous sommes là pour vous aider à identifier les solutions que vous possédez déjà et à devenir plus autonome.» Catherine Berardinucci fait désormais de la physiothérapie, pratique régulièrement la méditation ou la relaxation dans un bain chaud cinq fois par semaine et noublie pas de marcher tous les jours. Lintervention chirurgicale a également diminué la pression sur sa moelle épinière, et elle absorbe un nouveau cocktail de médicaments qui comprend, entre autres, de la morphine et un antiépileptique que le centre vient dajouter à son arsenal de traitements. Adepte du biofeedback et de lemploi de morphine pour les patients non cancéreux, le Centre McGill est constamment à la recherche de nouveaux outils. Ainsi, les antiépileptiques et les antidépresseurs tricycliques à petites doses ont bénéficié à beaucoup de ses patients. «Létude scientifique de la douleur est un des secteurs les plus féconds de la recherche en neurologie », dit Gary Bennett, un psychologue du centre. Il vient de se lancer dans un projet pilote dun an sur les possibles effets bénéfiques de la marijuana sur les douleurs chroniques dorigine nerveuse. « Nous ne recommandons pas lusage du cannabis, nuance le Dr Mark Ware. Mais certains de nos patients en fument et nous ont signalé une diminution notable de leurs douleurs nerveuses. Si la recherche en laboratoire le confirme, nous sommes intéressés par le potentiel des cannabinoïdes dans le traitement de la douleur.» Actuellement, daprès les derniers chiffres de Santé Canada, 786 Canadiens sont légalement autorisés à posséder de la marijuana, et la plupart ont également le droit den faire pousser pour leur usage personnel. Le Dr Joseph Stratford, ancien neurochirurgien du centre, dit connaître des patients «dont la vie a changé pour le mieux grâce au cannabis».
Convaincus par les résultats obtenus aussi bien sur les animaux que sur les humains, un nombre grandissant danesthésistes se servent désormais de lanesthésie locale comme mesure préventive contre les douleurs postopératoires. De son côté, la psychologue Mary Ellen Jeans, constatant leffet bénéfique de lacupuncture sur certains patients, a commencé à utiliser la neurostimulation transcutanée (TENS), une méthode qui consiste à fixer des électrodes sur les zones douloureuses ou certaines terminaisons nerveuses, puis à faire passer un faible courant électrique engendré par la pile dun petit appareil qui tient dans la poche. Milena Svraka, 53 ans, est arrivée au centre après avoir été agressée une nuit en pleine rue. Lun de ses deux assaillants la frappée au visage et la traînée par un bras sur le trottoir ; lautre la rouée de coups de pied au dos et aux jambes. Pensant navoir rien de cassé, elle nest pas allée à lurgence et sest contentée dune visite le lendemain à la clinique médicale de son quartier. Là, un médecin lui a dit quelle souffrait dun étirement musculaire et lui a prescrit quelques jours de repos. De retour au travail, des douleurs dans le dos, dans le cou, à lépaule et au bras droits continuent à la tourmenter. Elle consulte alors une série de médecins. Sans succès. Quand la douleur devient insupportable, elle retourne à la clinique, et son médecin de famille lui recommande de prendre un long congé de maladie. Mais Milena, qui a beaucoup voyagé et qui na presque jamais manqué un jour de travail, accepte mal dêtre confinée à la maison. «La souffrance vous change. Je navais plus le courage daffronter les bousculades dans le métro ou lautobus. La douleur était tellement forte que javais juste envie de rester recroquevillée dans un coin à attendre que cela passe.» Un neurochirurgien finit par ladresser au Centre McGill. Après examen, on lui prescrit des antidépresseurs à faible dose et des étirements thérapeutiques une technique utilisée pour soulager la pression sur les articulations, favoriser lélongation des tissus mous et stimuler la circulation sanguine. Milena entreprend aussi un traitement de neurostimulation cutanée. «Jai senti tout de suite la chaleur revenir dans mon bras droit», raconte-t-elle. Elle commence à sen servir de mieux en mieux et peut même à nouveau tourner la tête, ce qui ne lui était pas arrivé depuis des années. Depuis, elle a ajouté à sa liste dactivités des tâches quotidiennes telles que remuer la sauce dans une casserole ou éplucher les légumes, et elle continue de se servir tous les jours de son appareil TENS. Une fois les électrodes fixées à son bras, à son cou et à son épaule, les faibles pulsations émises libèrent des endomorphines dans son cerveau, relaxent les muscles et semblent faire barrage à la douleur. Certains jours, la douleur natteint plus quun supportable 4 sur léchelle Melzack. «Je peux à nouveau faire les choses que jaime, comme jardiner ou aller me promener.»
A lâge adulte, Linda commence à souffrir de douleurs constantes au visage et de violentes migraines. Une amie lui suggère dessayer lostéopathie. Dès que le thérapeute commence à manipuler son visage, le souvenir de laccident lui revient en mémoire, et elle ressent à nouveau le choc et la douleur éprouvés alors. Plus tard, la douleur devenant presque insupportable, on ladresse au Centre McGill. Ann Gamsa, une psychologue, la prend en charge et travaille en même temps sur dautres aspects de ses problèmes, comme sa perte presque complète de mémoire de la période qui a suivi laccident. Soupçonnant que la difficulté de Linda à exprimer certaines émotions joue un rôle dans la douleur quelle éprouve, Ann Gamsa laide à revivre laccident et à discuter ouvertement de la honte, de la colère et de la peur qui lont accompagné. Ce travail intense, associé à la médication et à différentes stratégies de contournement de la douleur, a fortement réduit la souffrance de Linda Chown, reconnaissante quon ait soigné à la fois son corps et son esprit.
«Beaucoup de médecins font encore reposer la faute sur le patient, dit Ann Gamsa, ce qui est injuste et inefficace, en plus dêtre faux.» De nombreuses études préconisent lutilisation dopioïdes comme la morphine pour soulager les douleurs de longue durée et montrent que ces substances ne créent généralement pas de dépendance chez les malades. Pourtant, de nombreux praticiens lignorent encore ou refusent de le croire. «De ce point de vue, Montréal a des années-lumière davance sur lOntario», dit lanesthésiste Ellen Thompson. Il faut dire que le monde médical en sait encore très peu sur la plupart des douleurs chroniques. On commence tout juste à étudier ce qui les différencie des douleurs transitoires qui accompagnent un bras cassé, une crise cardiaque ou une intervention chirurgicale. Mais on sait déjà que la douleur non contrôlée agit au niveau cellulaire et peut persister, même une fois sa cause disparue. Personne na encore trouvé de recette miracle. Les scientifiques cherchent depuis un siècle des médicaments plus efficaces que la morphine et les autres opioïdes. Ces 10 dernières années ont vu larrivée dune nouvelle série dantalgiques, les agonistes des récepteurs delta aux opioïdes. «Ces médicaments, qui imitent laction déléments chimiques naturellement présents dans lorganisme, pourraient agir contre la douleur sans entraîner les effets secondaires de produits comme la morphine», explique Steve Negus de lécole de médecine de Harvard. Les chercheurs évaluent aussi lefficacité de nouveaux onguents analgésiques, sinterrogent sur la possibilité que certains gènes créent une sensibilité particulière à la douleur et explorent une série de pistes visant à supprimer la douleur en amont, avant quelle apparaisse. La conclusion appartient à Milena Svraka: «Je suis allée au Centre McGill dans lespoir dy trouver un meilleur traitement et pour savoir comment maider moi-même. Jy ai découvert quune seule bonne journée était en soi un miracle.» Vous souffrez de douleurs chroniques? Mesurez-en lintensité en remplissant le questionnaire de Ronald Melzack. |