À quarante-neuf ans, mon histoire ne commence pas par « Il était une fois… », car ce n’est pas un conte de fées. Ce n’est pas non plus une tragédie. C’est une histoire comme il en arrive à des millions d’êtres humains à travers le monde qui sont touchés par la maladie. Il y a peut-être une légère différence, toutefois ; c’est que cette maladie qui me touche n’est pas reconnue par tous et que cette ignorance, et les préjugés qui s’y rattachent, s’ajoutent aux souffrances qui sont quotidiennes, du lever au coucher et même pendant le sommeil.


Expliquer la fibromyalgie, ce n’est pas facile, car même les chercheurs en sont toujours au stade des hypothèses. Par contre, je crois que la façon dont on a vécu peut avoir une influence sur le déclenchement de cette maladie, tout en tenant compte qu’il y a des facteurs physiologiques et peut-être aussi génétiques qui nous y ont menés.


Toute ma vie, aussi loin que je puisse remonter dans mon enfance, j’ai vécu en me plaçant dans des situations de stress. À l’école, j’attendais toujours à la dernière minute pour étudier ou pour faire mes devoirs et, là, c’était le défi de faire en peu de temps et avec succès ce qui, normalement, devait être fait de longue haleine. Plus tard, j’ai choisi un métier où l’on me demandait de trouver en très peu de temps des solutions créatrices, c’est presque dire quand on m’appelait que l’on me demandait de trouver les solutions pour hier.


Mais plus le délai était serré, plus je sentais l’adrénaline couler en moi et l’excitation monter. Et quand la vérité d’un concept jaillissait dans mon cerveau où les idées défilaient à toute vitesse — comme dans un film que l’on mettrait à avance rapide — il y avait une euphorie totale qui me gagnait. Puis c’était la sensation de vide qui m’envahissait jusqu’au prochain défi. Dans ce métier, j’ai vécu des horaires de fou. Des nuits sans dormir pouvant s’étirer jusqu’à des quarante-huit heures sans sommeil, mais cela était aisé pour moi ou, tout du moins, je le croyais. Mais j’hypothéquais mon avenir, je grugeais des réserves d’énergie. Encore aujourd’hui, où, pourtant, la douleur, l’épuisement, les problèmes de mémoire à court terme et la difficulté à se concentrer sont mon quotidien, j’y succombe. Lorsque des gens autour de moi cherchent une idée, je ne peux m’en empêcher — c’est un élan incontrôlable — il faut que je trouve la solution. Cela me prend juste beaucoup plus de temps et me laisse complètement vidé pour des jours à venir.


Pour en terminer avec les facteurs psychologiques, j’ajouterai qu’il y a eu aussi des suicides dans mon proche entourage, de ces morts qui vous marquent au fer rouge ; et l’on aura beau dire que l’on ne doit pas se sentir coupable si un proche se suicide, je n’y crois pas. Cette culpabilité, je la traduirai autrement, nous sommes tous responsables les uns des autres ; mais nous vivons dans une société où produire à tout prix exige que nous prenions peu de temps pour s’arrêter et réfléchir à ce qui est essentiel. Alors, on essaie de nous déculpabiliser et de nous déresponsabiliser. Mes morts, je les appelle mon peuple d’ombres et ce peuple vit en moi. Mes ombres, je ne les expulserai pas, car elles gardent ma conscience en vie et, malgré la maladie, elles me poussent à dire ce qui doit être dit, à parler pour moi mais aussi pour elles, d’être leur voix qui n’a pas su se faire entendre au pire moment de leurs souffrances.


Quant à la souffrance physique, elle a commencé en 1989. Une grosse entorse lombaire pour laquelle, évidemment, on m’a dit de rester couché au lit pendant au moins une semaine. Mais je ne pouvais pas, j’avais un contrat important, alors je partais plié en deux avec ma malette et je sautais dans un taxi. Ce qui a eu pour résultat que j’ai développé une plus grande faiblesse et une plus grande aisance à avoir d’autres entorses lombaires. Mais je voyageais tout le temps à vélo et j’étais en forme. Puis un accident de vélo en 1995. Un type stationné qui ouvre sa porte d’auto au moment où je passais, alors j’ai passé par-dessus la porte pour atterrir sur les deux coudes sur l’asphalte. J’ai eu les bras bleus pendant un mois. La police m’a emmené à l’hôpital, mais on n’a pas jugé bon de me passer des radios. Au printemps 1997, une visite chez un ophtalmologiste m’apprend que j’ai de sérieux problèmes oculaires qui dégénèreront probablement dans la soixantaine. Un autre stress pour quelqu’un qui vit pour l’écriture et pour la lecture. Puis, au même moment, un contrat qui tourne très mal. Enfin, en décembre 1997, une chute sur un trottoir glacé.


C’est à ce moment que tout a commencé à se déclencher et à se dégrader très vite. J’avais peine à bouger mon bras droit, cela pinçait. Une radio, prise pour le haut du dos, a révélé des ostéophytes et des pincements intervertébraux modérés dans le haut de la colonne vertébrale. On m’envoie donc voir un physiatre qui me prescrit des anti-inflammatoires. Puis la douleur a commencé à s’étendre au bassin, aux hanches, aux cuisses et aux genoux. Mais le physiatre disait que c’était parce que je traversais une mauvaise passe. Deux physiatres plus loin (nous sommes rendus en 2000), le troisième me fait passer une imagerie par résonnance magnétique pour tout le dos. Résultat : pincements intervétébraux sévères dans le bas du dos et arthrose dégénérative généralisée. Et, fait rare chez un médecin aujourd’hui, il prend la peine de me téléphoner un jeudi soir chez moi pour m’expliquer ce que l’imagerie avait décelé.


Mais les muscles qui me brûlent, la fatigue qui me gagne sans cesse, les problèmes intestinaux et autres, tout cela est mis sur le dos de l’arthrose et, conséquemment, sur le fait que je suis de plus en dépressif parce que je souffre.


Je trouve un nouveau généraliste qui me fait passer tous les examens de sang possibles. Tous les résultats sont négatifs.


L’année passée, en février 2002, j’ai commencé à tous les après-midi à m’endormir au bureau ; à 14 heures, c’était comme si ma journée était faite. Puis je me réveillais dans mon fauteuil, sorti du sommeil par mes propres ronflements. Dans un bureau, ça la fout mal ! Mais, à ce moment-là, je travaillais pour un organisme communautaire et ils furent fort compréhensifs, sachant très bien que je finirais quand même par faire l’ouvrage, soit le soir ou la fin de semaine. Il y a des jours où je ne pouvais me rendre au bureau, je restais couché avec la douleur. Aucun anti-inflammatoire (Vioxx, Celebrex) n’était efficace, ni l’anti-douleur qu’on me prescrivait à l’époque (Empracet). Les pires journées, j’avais l’impression qu’on m’ouvrait les muscles au chalumeau, que mes côtes étaient dévorées voracement par un amateur de côtes levées bar-b-cue, que les muscles de mes cuisses se déchiraient à chaque marche d’escalier, et cela sans compter les douleurs dues à l’arthrose. J’ai appris à aller à l’épicerie, certains jours, en m’appuyant sur les murs des maisons. Je vis dans un quartier où toutes les maisons sont collées.


On m’a prescrit des somnifères, et un nouvel anti-douleur. J’ai passé coloscopie et gastroscopie. Et, finalement, le diagnostic est tombé en décembre 2002 : fibromyalgie. Après des examens avec un neurologue et une neuro-psychologue pour mes problèmes de mémoire à court terme et de concentration, en mars 2003, on diagnostique aussi le syndrome de la fatigue chronique.et le syndrome anxieux-dépressif relié aux deux maladies.


Je prends maintenant un anti-dépresseur qui aide à recapturer la sérotonine qui est déficiente chez les fibromyalgiques. Voyez-vous, dans le corps d’un être humain normal, il y a une substance appelée P qui envoie les signaux de douleur au cerveau ; chez les gens atteints de fibromyalgie, on retrouve trois fois plus de cette substance, alors que la sérotonine et la norépinéphrine, qui sont produites par notre corps pour apaiser la douleur, sont déficientes chez nous. Alors tous les messages de douleur envoyés par notre corps à notre cerveau sont amplifiés. Imaginez que vous vous frappiez un pouce d’un solide coup de marteau, ça fait mal, ça, hein ? Maintenant, imaginez que cela vous fasse trois fois plus mal que toute la douleur que vous ressentez à ce moment-là.


Les médicaments pour un fibromyalgique ne sont jamais une chose certaine. C’est une expérimentation que vous faites avec votre médecin jusqu’à ce que vous trouviez la bonne combinaison de médicaments. Puis vous finissez par développer une tolérance à certains médicaments, alors soit qu’on en augmente le dosage, soit qu’on essaie d’en trouver d’autres pour les remplacer. Et puis, il y a tous les effets secondaires de ces médicaments...


Chez moi, la fibromyalgie empire. Les périodes de récession sont rares et quand elles se produisent, la douleur est quand même omniprésente, mais moins aiguë. Certains jours, je ne peux même pas poser les poignets sur une table ou sur un accoudoir même moelleux, ni m’appuyer sur les talons, la douleur alors est fulgurante. La fatigue m’attend au détour de quelques gestes purement anodins et quotidiens. Pour les problèmes de mémoire, c’est simple, j’ai des alarmes sur l’agenda de mon ordinateur (omniprésent dans ma vie) pour tout ce que j’ai à faire (téléphones, rendez-vous, pilules à prendre, etc.). Je me suis fait une routine pour vérifier les ronds de poêle et le four, car il m’arrive d’oublier de les fermer. Je ne me suis pas encore habitué à perdre le fil de mes idées ou d’oublier les mots et leurs sens quand je parle ou j’écris. Cela m’enrage au plus haut point ! Je ne me suis pas habitué à me retrouver incessamment debout puis de me demander pourquoi je m’étais levé.


Pourtant, il y a quelque chose d’extraordinaire dans cette maladie. C’est qu’elle m’a rapproché d’un groupe d’êtres humains qui souffrent du même mal. Sans cette maladie, je ne les aurais jamais croisés et je ne leur aurais jamais parlé, je ne les aurais pas découverts avec toute leur richesse.


Je me suis posé la question suivante : si jamais on découvrait un remède miracle contre la fibromyalgie, est-ce que nous perdrions contact, s’empressant de retourner à une qualité de vie dont nous sommes présentement dépossédés ? Ma réponse, sur laquelle je parierais mon cœur, c’est non. Bien sûr, nos contacts seraient moins fréquents, mais je crois que nous ne pourrions jamais oublier ce terrible mal dont nous étions affligés et que, pendant toutes ces années, une de nos rares richesses fut de partager, de s’épauler, de rire des travers de la maladie et de pleurer aussi, sans honte, parce que nous nous comprenions mieux que des frères et des sœurs peuvent le faire entre eux.


Jacques Hardy